Nous détestons plus perdre que ce que nous n’aimons gagner. Très paradoxalement, cet effet nous conduit aujourd’hui à prendre des risques inconsidérés, nous menant plus rapidement vers la catastrophe.
Les effets de certitude et de possibilité décrivent cette réalité dans la théorie des perspectives. Dans des situations de gains probables, l’humain montre une aversion au risque (en surestimant les probabilités de perte). A l’inverse, dans des situations de pertes probables, l’humain montre un goût avéré pour le risque (en surestimant les probabilités de ne presque rien perdre). Kahneman résume cela par la phrase suivante :
“Nous sommes aussi téméraires face à une possibilité de perte que prudents face à une possibilité de gain”.
En plus de l’importance des points de référence, nous avons également des jugements biaisés des probabilités. Et au plus les probabilités seront extrêmes, au plus nos estimations de ces probabilités seront biaisées, et nous entraîneront donc vers de mauvais choix.
Appliqué au changement climatique, quelles configurations de choix cela nous donne-t-il ?
Cela peut-il expliquer les choix des entreprises ainsi que des gouvernements? En effet, la diminution de la qualité de vie, des ressources disponibles signifie inévitablement des changements et donc des « pertes » conséquentes pour beaucoup d’entre nous (généralement dans des situations plus aisées). Cela signifie donc plus de risques.
Betty & Jeanne face au changement climatique et la perte de biodiversité: 2023 vs 2040
Un point central de la théorie des perspectives concerne donc les points de référence: selon qu’on soit dans une situation de gain ou de perte probable, nous agissons très différemment. Pour illustrer leur importance, nous allons prendre un exemple du livre “Système 1, Système 2” de Kahneman et l’adapter à notre situation avec Betty et Jeanne. Chacune d’elles aura le choix entre un pari et une certitude. L’objectif est bien évidemment de maximiser leurs bénéfices. Je vous invite donc à vous mettre à leur place, et à essayer de prendre les meilleures décisions pour elles. 🤓
Dans cet exemple-ci, nous pouvons voir les situations de Betty et Jeanne comme des personnes vivant respectivement en 2023 et 2040.
Betty (qui vit en 2023)
Concrètement, Betty détient aujourd’hui 4 millions (une planète avec un confort inédit) et doit choisir entre les options suivantes :
- Le pari : 90% de chance de se retrouver avec 1 million, 10% de chance de se retrouver avec 4 millions.
- La certitude : 100% de chance de posséder 2 millions.
Que choisiriez-vous si vous étiez à la place de Betty ?
Nous avons ici un exemple spécifique de choix entre un pari et une certitude qui ne peut se faire qu’une seule fois – ce qui est le cas de nos décisions actuelles concernant le changement climatique et la perte de biodiversité. De plus, dans ce contexte-ci comme vous le voyez, les gains escomptés du pari ne sont absolument pas payants par rapport à la certitude: (0,9*1 + 0,1*4 = 1,3 million) < 2 millions: un montant largement inférieur aux 2 millions.
Betty vit en 2023 et en prenant la certitude, elle risque de perdre la moitié de sa fortune, de son confort (de la planète) de façon sûre à l’horizon 2040. En sachant que “la certitude de la perte est une source d’aversion marquée”, elle sera donc plus encline à prendre le pari, qui lui fait miroiter la possibilité de ne rien perdre.
La probabilité de ne rien perdre est en réalité pratiquement inexistante, mais selon l’effet de possibilité, cette perspective de “Jackpot au Loto” nous semble si plausible et attrayante que nous la surestimons et ne pouvons pas la refuser (nous confondons plausible et probable), nous menant à jouer notre futur sur un lancer de dé, qui met en jeu le risque de perdre beaucoup plus. Cela ouvre en effet la porte au “pire” – possibilité qui était impossible avec l’option de la certitude -, c’est-à-dire la probabilité de perdre les ¾ (voir beaucoup plus en réalité) de son confort (de la planète).
En effet, passer du temps et allouer des ressources à des projets qui n’ont que très peu de chances de nous aider signifie que cela augmente le coût d’opportunité (i.e. ce qu’on aurait pu faire d’autre avec les ressources données) de façon drastique, pour tout ce temps et ces moyens que nous aurions pu passer à investir dans la restauration du vivant, atténuer le changement climatique et nous préparer à un futur incertain, dans le but de nous offrir la meilleure chance de survie.
Ce coût d’opportunité est d’autant plus élevé (voir infini) car au lieu de nourrir les boucles de rétroaction positives de rendement du capital (qui contribue toujours plus à la destruction du vivant), il serait simplement amené à laisser le vivant se régénérer, ce qui pourrait également nourrir des boucles de rétroaction positives vertueuses cette fois-ci (mais uniquement si nous nous dépêchons réellement).
Jeanne (qui vit en 2040)
Concrètement, Jeanne détient aujourd’hui 1 million (une planète fortement dégradée avec un confort médiocre) et doit choisir entre les 2 options suivantes :
- Le pari : 90% de chance de garder 1 million, 10% de chance de se retrouver avec 4 millions.
- La certitude : 100% de chance de posséder 2 millions.
Que choisiriez-vous si vous étiez à la place de Jeanne ?
Si nous prenons maintenant la perspective de Jeanne, qui vit en 2040 et possède 1 million (une planète fortement dégradée avec un confort médiocre), nous pouvons facilement déterminer qu’étant donnée les mêmes options que Betty, celle-ci n’hésiterait pas une seule seconde à prendre la certitude au lieu du paris et ainsi doubler son confort et obtenir 2 millions.
Cela n’est malheureusement plus possible en 2040, car toutes les émissions passées ne peuvent plus être captées, les nombreuses espèces disparues d’insectes, de vertébrés et autres ne peuvent plus revenir et bien d’autres points de non-retour supplémentaires de l’environnement (même s’il n’en reste déjà plus beaucoup) auront été franchis. Il faudrait donc qu’elle puisse retourner dans le passé, ce qui est impossible.
Compte tenu de toute situation, que ça soit pour Betty ou Jeanne, et surtout quand on a droit qu’à une seule chance, la meilleure stratégie, c’est celle qui évite les pires erreurs.
Mais qui décide ? Betty ou Jeanne ?
Le problème est que les personnes qui prennent les décisions aujourd’hui en 2023 ne sont pas les “Jeanne” de 2040 mais bien les “Betty” de 2023 (alias Emmanuel Macron de la Licorne Verte du Leasing de Voiture électrique à 100 euros en 2030, ou encore les Bill Gates de la Croissance Verte du Jet Privé Neutre en Carbone), ce qui nous ouvre la porte à un futur… inexistant.
Mais qu’est-ce qui nous dit que Jeanne (ou vous et moi) aurait (aurions) mieux fait si elle avait (nous avions) été à leur place?
En réalité, ce qu’ont démontré Kahneman et Tversky, c’est que toute personne normale face à une situation de perte avérée ferait en réalité généralement ces mêmes choix téméraires (nous ou Jeanne compris donc), et c’est ce que nous avons pu voir ces dernières décennies avec le mythe du “développement durable”. Malheureusement, nous avons dépassé la barre de la soutenabilité dans les années 1970 avec le premier “earth overshoot day” — qui signifie que l’humanité consomme chaque année plus qu’elle ne peut régénérer (et que cette tendance s’accélère chaque année) — et que tant que nous ne repasserons pas sous ce seuil, rien ne sera en réalité “durable”. Le rapport Meadows indique d’ailleurs très clairement une baisse de la qualité de vie à partir de notre décennie, et jusqu’ici, ils n’ont jamais été très loin de la réalité… (Turner, 2008 ; Herrington, 2021)
De façon très concrète, c’est entre autres pour cela qu’aujourd’hui, au lieu de prendre le taureau par les cornes, assumer nos pertes et effectivement changer, nous nous engouffrons toujours plus dans les mythes du technosolutionisme par le biais de la géo-ingénierie, des avions supposément “verts”, de l’hydrogène, des technologies de capture et stockage de carbone, de l’expansion sans limites des tanks électriques et pour cela qu’on préfère par exemple “planter des arbres” plutôt que d’arrêter de manger de la viande dans l’objectif de limiter la déforestation,… Aujourd’hui toutes ces innovations ont donc le vent en poupe et génèrent des sommes colossales d’argent par le biais d’ investisseurs se raccrochant au mince espoir de ne pas tout voir s’envoler devant leurs yeux, toujours au détriment de la meilleure stratégie pour nous tous (individuellement et collectivement).
Pour remédier à cela, il faudrait donc que l’on puisse s’identifier à “Jeanne de 2040” et pas à “Betty de 2023” et tout faire pour lui offrir la sécurité de ces “2 millions” et d’un monde pas trop horrible voir inhospitalier à l’humain, en prenant cette certitude.
Et si l’on changeait dès demain, que feraient les entreprises et les gouvernements ?
Comme la théorie des perspectives l’indique, nous sommes téméraires face une possibilité de perte. La surestimation des probabilités d’une mince perspective de réussite par un pari risqué nous pousse à jouer un jeu très dangereux, et c’est exactement ce qui s’applique aux entreprises actuelles. Il suffit de regarder la position des stations de ski sur le sujet: certaines mais très peu acceptent les pertes et avancent, mais la majorité prennent des risques inconsidérés et continuent tête baissée, la confrontation à la perte avérée étant une source d’aversion pour l’homme.
Prenons un autre exemple: “The Metals Company”, une entreprise qui a décidé de se lancer dans le “deep sea mining” — une pratique destructrice des fonds marins dans l’objectif d’extraire des métaux rares pour alimenter nos batteries.
Il se trouve qu’après un soulèvement d’activistes et scientifiques face aux dangers d’une telle pratique pour notre planète, de plus en plus d’investisseurs, assureurs etc rechignent à rejoindre le projet.
Du point de vue des propriétaires de “The Metals Company” il s’agit d’un scénario type de perte hautement probable avec 2 choix possibles (N.B.: les probabilités indiquées sont à titre indicatif) :
- Le pari : Continuer en ayant 95% de détruire le dernier puits de carbone intact de la planète, de ne pas faire de profit, perdre encore plus d’argent pour finalement se mettre en faillite et s’auto-détruire, pour seulement 5% de chance de faire du profit court-terme et quand même détruire ce puits de carbone et donc se tirer une balle dans le pied.
- La certitude : Abandonner le projet, se mettre en faillite, et recommencer un autre projet qui aurait un intérêt réel pour la planète et pour eux-mêmes.
A plus petite échelle, on peut imaginer un entrepreneur qui aurait tout juste lancé un restaurant de viande, avant de voir que les gens ne veulent plus en manger pour son cout sur l’environnement et la déforestation associée:
- Le pari : Continuer en ayant 95% de chance que plus personne dans la localité ne continue à manger de la viande, et seulement 5% de chance qu’une demande puisse recroître.
- La certitude : Abandonner en voyant la norme émerger et en sachant qu’il n’y aura plus assez de demande pour de la viande, et faire autre chose.
Comment expliquer l’inertie du système ?
De façon concrète, comme toute entreprise ou acquisition qui ne fonctionne pas, par biais d’optimisme, du statut quo, des coûts irrécupérables, négligence de la concurrence et effet de supériorité par rapport à la moyenne, les propriétaires ou investisseurs sont généralement persuadés que ce qu’ils font est utile et a de bonnes chances de fonctionner, et sont ainsi prêts à tout pour prendre ne fut-ce que la moindre petite chance de quand même essayer de faire fonctionner leur entreprise lorsque les choses se corsent. Cela mène généralement à des pertes plus importantes que s’ils avaient pris la certitude de la perte dès le départ. C’est ce que Giovanni Dosi et Dan Lovallo décrivent comme des “martyrs optimistes”.
Le problème est aujourd’hui que là où ces sociétés étaient bonnes pour l’économie — car ouvraient la porte à de nouveaux concurrents plus qualifiés — , elles sont aujourd’hui particulièrement néfastes pour leur inertie et l’accumulation de leur impact sur l’environnement, et se transforment donc en “martyrs de l’humanité”. Il en va de même pour les politiques publiques.
Dans le cas d’entrepreneurs, voici quelques effets décrits:
Biais de confirmation :
Peu importe les signaux négatifs envoyés par les marchés et la nature, nous n’arrivons pas à valoriser de façon égale et objective les informations qui d’une part vont dans notre sens et celles qui d’autre part contredisent nos pensées. Ainsi, il nous est déjà impossible de rendre un jugement objectif quant à l’avenir d’un projet.
Effet de disponibilité :
Nous continuons à construire mentalement une forme de récit où les éléments s’alignent vers un certain succès, en ignorant notre ignorance — c’est-à-dire tous les facteurs dont nous n’avons pas conscience qui ont un impact significatif sur le projet en question. Comme le dit Kahneman, nous avons une “capacité infinie à ignorer notre ignorance”, qui se traduit naturellement par un excès de confiance démesuré au vu de la situation. Nous n’avons pas de souvenir disponible de l’humanité qui part en fumée et nous ne nous y préparons donc pas. Mais les dominos qui déterminent si ce sera le cas sont déjà en train de tomber.
Pourtant, on parle du changement climatique et on sent que les entreprises commencent à (avoir envie de) changer, mais on ne se préoccupe pas autant de la biodiversité. Ceci s’explique par une cascade de disponibilité: par une succession d’évènements, un sujet — parfois statistiquement relativement pas très important — passe ainsi de l’inconnu aux médias, ensuite au grand public pour que finalement le politique s’en empare.
Par exemple, la perte de biodiversité — bien qu’en apparence détachée de toute situation entrepreneuriale — devrait ainsi être la première inquiétude pour chaque entrepreneur: si le CEO ou les employés n’ont plus d’eau potable à boire ou tombent malades à cause de la facilitation de propagation des pathogènes du au manque de biodiversité (on en arrive bien là, avec entre autres déjà 69% des vertébrés restants exterminé en 50 ans), et bien il n’y a plus d’avenir pour l’entreprise. Fermer les yeux là-dessus, c’est oublier de désamorcer la bombe dans les bureaux parce qu’on doit absolument avoir cette réunion qui tombe pile au même moment. (de nouveau, le biais de confirmation était peut-être à l’oeuvre pendant que vous lisiez cet exemple, pour ne fut-ce que douter des impacts de la perte de biodiversité…)
Effet de possibilité :
Dans la transition écologique, si les comportements et normes venaient à changer très rapidement — ce qui est absolument nécessaire — , cet effet de possibilité dans des situations de pertes hautement probables pousse ces propriétaires et entrepreneurs à s’accrocher à des probabilités non-existantes et ainsi à ralentir la transition — à moins que l’on ne leur donne de meilleures possibilités d’avenir. Mais comment leur donner les bonnes incitations ? Le pre-mortem est une bonne option — raison pour laquelle “Pour Jeanne” a été écrit. Toutes les initiatives sont bonnes à prendre, qu’elles soient locales, nationales ou globales. Les profits passés des uns seront nécessaires pour aider la transition des autres, et un élan de solidarité face à une menace de plus en plus pesante est requis.
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