Transition écologique: le danger de la fracture sociale


Pour changer le modèle dans lequel nous sommes, il faut tant changer l’offre que la demande, et pour cela, il faut que le désir de changer soit manifeste, d’un côté comme de l’autre. Mais que se passera-t-il si l’émergence de ce désir ne se fait que pour une partie spécifique de la demande ? Si une seule partie de la demande change, comment répondront les fournisseurs/producteurs (l’offre) et pour les autres consommateurs (potentiels) ? Si la demande change mais que nous délaissons certains producteurs victimes du système dans une transition trop rapide?


Changer la demande en silo en ne s’occupant ni de la demande alternative, ni de la production, ralentit potentiellement la transition.


Tout changement en valeur absolue est absolument nécessaire et utile, et au plus tôt il se fera pour chacun, au plus nous en récupérerons de bénéfices, peu importe le scénario (voir ci-dessous), car tant qu’il y aura de la demande, il y aura de l’offre.


Pour illustrer le propos ci-dessus, imaginons un scénario d’un marché pour des billets d’avion très simpliste, avec les producteurs, les acheteurs et les acheteurs potentiels, représentés par 3 groupes sociaux distincts et indépendants, ne communiquant pas. Cela signifie que les gens du groupe A ne s’identifient ni au gens du groupe B et ni au gens du groupe C, ne se jugent donc pas crédibles entre eux et ne font donc pas confiance aux informations venant d’un groupe ou l’autre (la valeur d’une information étant déterminée par sa source).


Chaque groupe remplit un rôle différent:

  • Groupe A concerne les gens qui détiennent et travaillent pour une compagnie aérienne: l’offre
  • Groupe B concerne la demande actuelle pour les billets d’avion, la partie de la population plus aisée.
  • Groupe C concerne la demande alternative pour les billets d’avion, la partie de la population plus pauvre qui ne voyage jamais ou rarement en avion.


Imaginons qu’au sein du groupe B, des informations commencent à circuler par rapport à l’effet néfaste de l’avion. Peu à peu, les gens sont convaincus qu’il ne faut plus voler. L’influence interpersonnelle des petites bulles sociales au sein de Groupe B fait donc son effet, une fois le tipping point social franchi et l’effet de norme présent, plus personne ne désire prendre l’avion, peu importe le prix — agir de façon opposée à la norme comporterait un risque trop important pour son statut social. Même les plus récalcitrants modifient leur comportement — comme l’a montré Solomon Asch via ses expériences de conformité. Or, vu qu’il n’y a pas de communication avec les autres groupes et qu’ils ne se valorisent pas, l’effet d’influence s’arrête là.


Groupe A qui ne communique pas avec Groupe B, ne comprend pas bien ce qu’il se passe et veut à tout prix vendre ses billets d’avion. La demande diminue et ils sont donc prêts à s’aligner avec les prix de groupe C — il vaut mieux vendre moins cher et perdre un peu de profit que de ne rien vendre et tout perdre! Groupe C qui ne communique pas non plus avec Groupe B achète donc des billets qu’ils ne pouvaient pas acheter avant et la demande pour les billets d’avion, bien que diminuée, est quand même présente, cependant A ne fait plus de profit et vise donc le « break even » — où les couts sont égaux aux gains. Cependant, C n’a pas assez de moyens, le changement climatique s’accélère, la demande diminue et A perd donc de l’argent avant de progressivement s’écrouler. In fine, A aura tout perdu et C aussi, et les émissions n’auront pas diminué avant trop longtemps, causant des dommages irréparables, où les efforts de B auront été diminués par un manque de communication. Dans ce cas-ci, A, incapable de réaliser qu’il est irrationnel de vendre à perte (ou break even) ET de sacrifier le climat, n’a pas remis en question son modèle.


Imaginons maintenant un scénario alternatif avec certaines interdépendances entre les groupes A, B et C.


La communication initiale du groupe B traverse initialement le groupe B et modifie son comportement, et en parallèle, cela traverse également progressivement les groupes A et C. Vu que désormais ni B ni C ne créent de demande, l’offre devient inexistante et A ferme boutique plus tôt que dans le scénario 1, générant une minimisation d’émissions émises.


Dans ce scénario alternatif, le groupe B qui valorise et communique avec les groupes A et C peut convenir avec A d’une transition où B fournirait des moyens à A pour changer de modèle afin qu’ils n’aillent pas lorgner sur C. Cela peut se faire simplement via une expression claire des nouvelles envies, vers lesquelles A pourrait transitionner et envisager de fournir tant B que C. Il faut bien évidemment tenir compte des freins à l’action complémentaires comme l’équité, sans quoi les acteurs ayant moins de moyens n’agiront pas s’ils ne voient pas que ceux qui en ont les moyens et qui ont jusque là profité de ce système ne le font pas.


Le risque du manque de communication: biais de confirmation et polarisation des opinions


Le risque à ne pas négliger lorsque de nouvelles normes s’installent selon des groupes qui ne communiquent pas du tout OU qui ne communiquent pas assez vite, est que lorsque les normes entrent en compétition directe. A ce moment-là, les seuls représentants de la norme risquent d’être des personnes qu’on ne valorise pas. En tenant compte du fait que la valeur d’une information (comportement dans ce cas-ci) est déterminée par sa source, on s’expose au risque de rejet pur et simple de la norme, et donc d’opposition, ce qui ouvre littéralement la porte au biais de confirmation, et par conséquent à la polarisation des opinions entre les différents groupes.


En tenant compte du biais de confirmation et de la polarisation des opinions, ainsi que de l’effet de conformité, on comprend qu’il est possible de faire changer même les plus récalcitrants, mais cela nécessite potentiellement de ne pas s’attarder sur ces cas-là en premier lieu. Le besoin intrinsèque de statut social via le conformisme social est un levier très puissant pour faire changer des gens.


Peut-on éviter le biais de confirmation?


Imaginez les écolos vs EACOP et Total. Vous avez 2 groupes distincts, chacun animé par des normes (croyances) différentes, tous deux en biais de confirmation (qu’on le veuille ou non). L’effet de conformité signifie littéralement que même certains des employés de Total peuvent être eux-mêmes convaincus que ce qu’ils font est bien ou nécessaire pour la transition — c’est d’ailleurs ce qu’exprimait Catherine Le Gall, réalisatrice du documentaire “Le Système Total: anatomie d’une multinationale de l’énergie” lors de son intervention à la journée Total organisée par Mediapart à la Cité Fertile (janvier 2023).


Si nous discutons avec ces casquettes de groupes Ecolo vs Total, le conformisme social et donc les normes de groupes dicteront les échanges. Un moyen possible serait de communiquer hors de cet espace de groupe, mais en essayant d’être le plus objectif possible, c’est-à-dire en essayant de prendre conscience de deux choses : premièrement nous sommes nous-mêmes potentiellement biaisés par rapport à certains arguments (quelles sont les inconnues inconnues qui nous feraient changer d’avis sur certaines choses? Qu’omettons-nous involontairement?). Deuxièmement, si nous avions été nous-mêmes à la place des employés de Total il est fort probable que nous aurions été convaincus des mêmes choses qu’eux (quelles sont-elles et pourquoi aurais-je pensé la même chose qu’eux ?). Cela permet de donner plus de légitimité à l’autre et apporte les bases d’une discussion moins polarisée. Le biais de réciprocité nous dit que si l’on fait des concessions dans un sens, des concessions seront faites dans l’autre sens également.


Leviers


La communication intergroupes (les « ponts sociaux »), ainsi que la vitesse de transfert des informations et comportements (comprenant la visibilité ainsi que l’absence de « couts réputationnels » à l’adoption) sont primordiales pour l’adoption de nouvelles normes (entre autres facteurs). Dans le cas où ces facteurs seraient suffisants, les changements de comportements rapides nous exposent à l’inertie des systèmes physiques, plus lente et réticente au changement. Or, nous ne pouvons pas non plus simplement abandonner les fournisseurs qui dans certains cas seront tout autant des victimes que les consommateurs (ne pensons pas seulement aux compagnies aériennes mais également aux agriculteurs conventionnels par exemple). Il faut donc donner une chance à chacun et essayer de ne laisser personne en retrait dans cette transition, au risque de ne pas générer l’effet escompté, ou de ne pas le générer assez vite. Il faut de plus en plus éviter certains comportements, mais également en générer des alternatifs afin d’inciter à l’adoption de solutions.


Briser l’effet de bulle sociale est un facteur déterminant de la vitesse de transition.


À cet effet, les initiatives de coopération et d’entraide tant à l’échelle personnelle et locale que gouvernementale et globale doivent être valorisées et utilisées, dans un objectif de coopération de transition simultané minimisant l’impact sur le vivant. La vitesse de propagation des normes entre les groupes pro-environnementaux et les autres sera un facteur déterminant dans cet effort.


N.B.: il s’agit ici principalement de mon opinion, basée sur des connaissances scientifiques. Il se peut tout à fait que certains aspects soient invalidés ou tout simplement incomplets au regard des concepts scientifiques sous-jacents.


La suite: Les inégalités entre les groupes sont des facteurs de tension et de polarisation des opinions, comment les réduire dans une société complexe?


Pour me soutenir :

Cliquez ici pour faire apparaitre la pop-up Tipeee

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut