“Que veux-tu faire plus tard?”
Une question qui paraît simple et bénigne, et pourtant remplie d’implications quant à notre mode de fonctionnement. Elle guide notre apprentissage durant un peu plus d’un tiers de notre vie, pour ensuite déterminer ce qu’on “aimera faire” jusqu’à la retraite (s’il y en a une). Comme si nous n’étions faits que pour “un métier”, “une spécialité”, et que notre responsabilité, hors du cadre familial, ne s’étendait pas plus loin que les aptitudes et tâches qui incombent à cette profession choisie. Nous ne sommes ainsi pas pris de remords lorsque nous ne ramassons pas les papiers par terre dans la rue, car “quelqu’un est payé pour ça”, et nous ne nous sentons pas mal de ne pas nous occuper des immigrants car “C’est au politique de gérer ça”. Il en va de même pour le changement climatique et la perte de biodiversité.
L’effet de “diffusion de responsabilité” ou “effet témoin” nous pousse ainsi à l’inaction: au plus nous sommes nombreux face à une situation d’urgence qui requiert une action, au moins nous agissons, sous prétexte que nous pensons que d’autres ont ou auront déjà agi.
Dans un monde qui se complexifie continuellement, des multitudes de professions et de spécialisations continuent ainsi à émerger quotidiennement pour remplir un besoin créé par la croissance continue d’innovations. Cette culture de l’expertise nous amène aujourd’hui à un stade où pour exceller dans notre profession et nous assurer un “avenir”, il faut toujours en apprendre plus. Mais au plus on en apprend sur notre spécialisation, au moins nous en savons sur la réalité qui nous entoure — celle dont nous dépendons –, ce qui nous rend incapable de correctement discerner les menaces qui s’y rattachent, et d’agir en fonction.
“A quel genre de monde est-ce que je contribue? Quel est mon impact en valeur absolue?”
De par la croissance de la complexité des systèmes et cette notion de responsabilité limitée, il devient également impossible de comprendre ou percevoir l’impact néfaste que nous pouvons avoir — tant en valeur absolue qu’en terme d’influence — par nos actions ou notre profession, étant nous-mêmes un maillon tellement infime dans une chaîne longue et complexe.
Ainsi, nous pouvons travailler pour une société pétrolière sans nous sentir coupable, prendre l’avion sans nous sentir coupable, ne pas ramasser les déchets dans la rue sans nous sentir coupable, ainsi que voir la pauvreté, la croissance des inégalités et de l’immigration sans nous sentir coupable. Or, tant que nous consommons chacun plus d’une planète par an, nous privons quelqu’un aujourd’hui ou demain, ici ou ailleurs, d’un droit à la vie. Tant que nous n’oeuvrons pas pour la restauration du vivant, nous regardons le problème devant nous en se disant que c’est triste, mais que quelqu’un d’autre s’en occupe, sans réaliser qu’il s’agit d’une situation de vie ou de mort pour chacun de nous.
Tant que nous consommons chacun plus d’une planète par an, nous privons quelqu’un, aujourd’hui ou demain, ici ou ailleurs, d’un droit à la vie.
L’information guide nos comportements, et sans le savoir, nous nous déconnectons de plus en plus de ce qui est nécessaire à notre survie: la connaissance de la planète et de ses limites, la connaissance de ce qui contribue réellement à notre bonheur et des risques que l’on encourt à perpétuer le type de modèle dans lequel nous sommes.
Nous nous sommes collectivement mutés de « chevaux libres » en « chevaux de trait », créant nous-mêmes nos œillères avec cette ultra-spécialisation, focalisés sur le bout de chemin en face de nous, et ne pouvant ainsi plus voir autour de nous et ce à quoi nous contribuons. Nous ne pouvons plus voir le train qui nous arrive dessus à pleine vitesse, alors que les conducteurs sont eux-même trop occupés à essayer de s’assurer que nous ne marchions pas dans un fossé, tellement nous sommes fatigués.
Que se passe-t-il si ça plante et que nous nous prenons ce train? Et bien nous tous, “spécialistes”, n’aurons collectivement pas pu le voir venir. Et tous nous nous dirons, “mais comment a-t-on fait pour ne pas le voir venir???”. Pour citer Kennedy après l’invasion désastreuse de la Baie des Cochons: “How could we have been so stupid?”. Notre niveau de cécité sociétale actuel a été rendu possible par la complexité du modèle construit, et il est devenu impossible d’en voir les dangers, et donc difficile d’alerter et faire changer l’entièreté du système. Les quelques personnes cherchant à alerter se transforment en victimes du biais de “groupthink”: comme dirait Warren Buffett, exprimer son désaccord face à un groupe, “c’est comme roter bruyamment à la table du dîner. Si vous le faites, on finira par vous envoyer manger dans la cuisine” (Sibony, 2019), et rien ne changera.
Pour en revenir à la métaphore précédente, est-ce qu’agiter une “carotte” devant le cheval sera suffisant pour nous faire tourner à 180°? Pas si celle-ci se situe déjà en-dehors de notre champ de vision — ce qui est aujourd’hui représentatif des efforts à fournir… Enlever les œillères, c’est s’informer, c’est acquérir de l’information nécessaire à notre survie pour mieux prendre nous-même nos décisions. Nous sommes tous suffisamment intelligents et doués d’un sens de la coopération et de l’entraide innés face au danger. Ce dont nous avons besoin c’est de regarder la situation dans son ensemble, réaliser le danger imminent et en quoi nous y contribuons chacun. Nous devons nous informer les uns les autres pour prendre collectivement de meilleures décisions demain et arrêter de forcer les politiques à devoir jouer les pompiers au quotidien pour ensuite pointer leur inaction du doigt jusqu’à ce que mort s’en suive.
Appuyons donc 2 minutes sur pause: toute cette spécialisation et complexification de notre société sont-elles bien nécessaires? De quoi l’humain a-t-il réellement besoin pour vivre et être heureux?
Les réels vecteurs de notre réussite passent inévitablement par la satisfaction de nos besoins primaires: manger, boire et dormir avec un toit sur sa tête dans des conditions de vie stables pour l’humain. Ensuite viennent nos relations et notre valorisation sociale au sein d’une communauté. L’accroissement de richesses matérielles tel que nous le connaissons n’est qu’un moyen d’affirmer notre statut social selon ces normes (bientôt obsolètes) en vigueur. On peut tourner la pyramide de Maslow dans le sens qu’on veut, si nous avons de l’argent et des iPhones mais pas de nourriture ou d’eau, ni d’arbres pour nous donner de l’oxygène et capter des chaleurs insurmontables à l’être humain, nous serons contraints d’utiliser notre argent et nos iPhones pour se faire un peu d’ombre ou pour couvrir les sols pour que des plantes puissent y pousser. Il est aujourd’hui évidemment impensable de retourner à une gestion simpliste sans gouvernement ou fonctions primaires assurées par des entreprises/spécialistes, mais il faut se demander: quelles sont les limites saines de ce modèle, tant pour nous autres humains que la nature, et comment pouvons-nous nous assurer de les respecter?
Aujourd’hui, cette spécialisation humaine se retrouve partout, et nous l’imposons même au reste du vivant, par le biais de l’agriculture intensive et des “monocultures” — ces champs entiers composés uniquement de tournesol, lavande, maïs, oliviers, vignes, sapins,… Tous créés dans cet objectif unique de productivité économique, sans comprendre leur rôle respectif dans notre environnement et ce dont ils ont réellement besoin pour vivre, et non survivre. La nature – nous y compris – nécessite un équilibre précis, un véritable écosystème pour croître de façon saine, un équilibre auquel les monocultures ou « spécialisations » ne répondent pas. Nous ne pouvons pas nous nourrir uniquement de maïs sans développer de carences importantes, alors pourquoi l’imposer au vivant? Comme nous ne pouvons soigner nos carences avec des médicaments et antibiotiques, nous ne pouvons pas non plus le faire aux cultures à coups de phytosanitaires, pesticides, fongicides et autres produits destructeurs. Nous comprenons aujourd’hui les limites de ce modèle qui mène à la destruction de la biodiversité, du vivant, et qui nécessite toujours plus d’effort pour être maintenu en vie. Nous ne sommes pas les “héritiers” de la planète, nous sommes hérités par cette dernière. Nous sommes les esclaves de tout ce qui la constitue, et si nous n’arrivons pas à vivre en symbiose avec ce vivant, il n’y aura plus de place pour nous. Nous ne comprendrons que trop tard notre position d’esclave de la planète et de ce qui la constitue, lorsque nous nous retrouverons à la supplier pour qu’elle nous offre juste un peu d’eau et de nourriture parce que nous aurons délaissé nos responsabilités pendant trop longtemps.
Aujourd’hui, nous essayons de faire grandir un château de cartes, mais en utilisant les cartes du bas — qui elles retiennent toute la structure.
Malheureusement nos oeillères ne nous permettent pas de voir que ces cartes du bas sont les limites de notre planète et qu’il n’y en a que 52. Si nous ne nous attelons pas à les remettre au bon endroit rapidement et collectivement, tout s’écroulera, durant des décennies, des siècles, sans qu’on ne puisse plus y changer quoi que ce soit. Aujourd’hui, dans cet équilibre toujours plus fragile, le château tangue, fort. Alors enlevons les œillères en nous informant et en informant nos proches. Ne nous ancrons plus sur ces plans de développement et de transition durables obsolètes, qui nous font miroiter la possibilité d’un monde prospère infini. Réalisons notre capacité à prendre des décisions pour nos communautés, redéfinissons nos priorités et mettons-nous au travail ensemble pour être les maillons qui retiennent ce château — le vivant dont on dépend — , et pas ceux qui le font tomber. Les cartes, elles, sont désormais dans nos mains…
Alors quand on pose la question “Que veux-tu faire plus tard?”, j’aimerais désormais, comme beaucoup d’autres, tout simplement agir pour faire en sorte qu’il y en ait un, de “plus tard”, en protégeant ce dont nous dépendons, en retournant à la place qui nous est destinée — un maillon utile de la nature.