Série : la psychologie de la (dé)croissance

Introduction


Dans cette nouvelle série d’articles, nous aborderons la question de notre incapacité jusqu’à aujourd’hui à matérialiser une transition vers des modèles économiques alternatifs en accord avec les limites planétaires, nos besoins et ceux du vivant de manière générale.

Plus spécifiquement, l’objectif principal de cette série sera de comprendre pourquoi, au vu des nombreuses dérives constatées du capitalisme et de la recherche de croissance infinie, et au vu de la pléthore de solutions et alternatives disponibles, nous n’avons jusqu’ici pas encore réussi à changer de modèle.

Ce premier article servira à dresser le cadre économique dans lequel nous nous trouvons, ses conséquences, les alternatives à notre disposition (décroissance vers une économie de post-croissance notamment) et comment celles-ci sont perçues au sein de la population.

Cela nous permettra de définir et introduire les questions relatives à notre inaction, auxquelles nous tenterons de répondre dans les articles suivants. Nous aborderons ces questions selon un prisme cognitif (et principalement psychologique), afin d’identifier les freins et leviers potentiels vers une transition de modèle économique chez les différents acteurs concernés.

L’aspect cognitif de la (dé)croissance ayant été peu abordé dans la littérature, cette partie sera majoritairement spéculative et servira donc surtout à identifier des pistes de réponses et de solutions.

Dans ce sens, nous traiterons de la recherche réalisée en psychologie (environnementale et sociale notamment) dans des domaines connexes (climat, sobriété,…) afin d’indiquer des freins déjà identifiés (tels que pour l’action contre le changement climatique). Nous illustrerons aussi comment nos différents mécanismes comportementaux agissent potentiellement comme freins à différents niveaux.

Pour commencer, faisons donc un petit tour de l’évolution de notre économie et de ses conséquences sur nos sociétés…


Capitalisme & croissance : quelles conséquences ?


Partons de ce constat soulevé par Thomas Piketty et repris dans « Ralentir ou Périr » de Timothée Parrique sur l’économie en France : une partie majeure de la croissance économique est captée par les plus riches.

En effet, entre 1983 et 2015 en France, autant de croissance a été captée par les 1% les plus riches que par les 50% les plus pauvres (21% vs 20%, respectivement).

De façon complémentaire, le rapport mondial sur les inégalités nous apprend qu’entre 1995 et 2021 dans le monde, les 1% les plus riches ont capté 38% de la croissance, là où la moitié la plus pauvre de la population n’en a capté que 2% (voir image ci-dessous).

De fait, les inégalités augmentent, ce qui signifie que les pauvres restent pauvres alors que les riches s’enrichissent toujours plus, et surtout toujours plus vite. Le problème est qu’on traite ici d’exponentielles.

L’évolution de la croissance annuelle de richesse à l’échelle mondiale et comment celle-ci est captée. Source : le rapport mondial sur les inégalités, 2022

Comment mieux s’approprier cette problématique ?

Pour mieux apprécier ce constat, imaginez un gateau à partager entre 100 personnes, qui grandit de façon exponentielle en doublant de taille tous les jours :

Le 2e jour vous avez 2 gateaux, le 3e vous en avez 4, le 4e 8, le 5e 16, et ainsi de suite. Jusqu’à un certain stade, cette croissance est utile car permet de nourrir plus de gens. Mais qu’en est-il de la distribution ?

Si l’on reprend la distribution que nous avons eue dans notre économie sur la période 1995-2021, en tant que personne la mieux lotie, avec 40% de la croissance le 2e jour, cela vous fait 4 parts de gateau sur 10. Jusqu’ici pas de problème (sauf si vous considérez les 50 personnes les plus pauvres qui doivent se partager 2% – 2 miettes).

Mais maintenant, si vous faites ça chaque jour, le 6e jour on passe de 16 à 32 gateaux (de quoi résoudre le problème de la faim pour ces 100 personnes finalement). Mais sur les 16 gateaux rajoutés, vous en prenez plus de 6 pour vous seul. Pour les 50 personnes les plus pauvres, ils devront se contenter… d’un tout petit peu plus d’un demi gateau à partager entre eux.

Quel est le bilan de la répartition de la croissance des gateaux sur 6 jours (31 gateaux sans compter le 1er) ?

Vous aurez obtenu plus de 12 gateaux sur 31 à vous seul, et les 50 personnes les plus pauvres en auront obtenu 0,62. Les 49 autres se partagent approximativement 18 gateaux (de façon inégale aussi).

Verdict : une économie en croissance qui redistribue mal est profondément inefficace. Pour faire en sorte que tout le monde mange à sa faim en gardant ces dynamiques, cela nous contraindrait à devoir croître toujours plus encore longtemps alors que nous avons déjà assez de ressources.

Et il se trouve que nous avons en France déjà dépassé ce stade de richesse : nous avons assez de ressources (de gâteaux) que pour pouvoir les distribuer à l’ensemble de la population en obtenant un niveau de vie suffisant. Toute croissance supplémentaire n’est donc par essence pas nécessaire. Mais les détracteurs vous diront que « oui mais ce n’est pas aussi simple que ça ! ». Continuons.


Mais concrètement, quels sont les impacts de ces inégalités ?

A l’image de ce papier publié en janvier 2024 (et d’autres également), on apprend que l’augmentation des inégalités de richesses se traduit aujourd’hui par une diminution de la croissance économique. Comme indiqué, nous distribuons de plus en plus mal, et cela impacte finalement l’économie.

En gros, cela signifierait qu’au plus votre économie est redistributive et égalitaire, au plus vous favorisez la croissance économique. Si l’objectif est la croissance (sans tenir compte des limites planétaires – ce qui n’est évidemment pas souhaitable), il y a donc tout intérêt à minimiser les sources d’inégalités.

De façon complémentaire, la croissance de ces inégalités conduit à un autre phénomène particulièrement pernicieux qu’est l’appauvrissement des états dans les pays développés (voir graphe ci-dessous) : les richesses s’accumulent dans la sphère privée (et surtout chez les plus riches, comme indiqué ci-dessus), au détriment des états, et par conséquent des services publics (entre autres).

Et en effet, avec un appauvrissement des états et moins de contributions des plus riches (qui sont pourtant bien plus conséquentes), il est évident qu’il devient compliqué de financer correctement les services publics.

(Si vous pensiez que l’économie capitaliste et la croissance étaient nécessaires pour financer ces derniers, et bien il s’avère qu’elle a jusqu’à aujourd’hui plutôt contribué à les appauvrir.)

Les niveaux de richesses du secteur privés dans les pays riches sont en constante augmentation depuis plus de 40 ans, avec un net déclin de la richesse du secteur public (aujourd’hui souvent négative).
Source : Le rapport mondial sur les inégalités, 2022


La balance de pouvoir entre privé et public s’est complètement inversée, redéfinissant probablement par la même occasion les priorités mêmes du secteur public également, ainsi que celles de l’entièreté de la société par la sphère marchande, dictées par le capital et ses propriétaires (via la pression des lobbies notamment, mais aussi et simplement du à notre dépendance à une rémunération soutenable).

Et pourtant, la balance des responsabilités n’a elle pas vraiment bougé (les plus riches n’ont aucune responsabilité équivalente à celle des pouvoirs publics envers la société et finissent pourtant par dicter les règles du jeu).

Il suffit de voir ce qu’il se passe sur le plan ecophyto, la PAC, et actuellement la loi agricole française (et n’importe quel sujet sur lequel on espère une avancée écologique et sociale qui serait « contraire » aux intérêts court-termistes du capital). On avance pour à chaque fois mieux reculer.

Même du point de vue des taxes, les inégalités s’accroissent. On voit ainsi aux Etats-Unis par exemple, qu’en 2018, pour la première fois de l’histoire les milliardaires se sont vus moins taxés que le contribuable moyen (voir graphe ci-dessous).

La taxe effective des milliardaires aux Etats-Unis est moins élevée que celle du contribuable moyen.
Source : Emmanuel Saez & Gabriel Zucman via The New York Times


C’est d’ailleurs un schéma qui se reproduit ailleurs également, et notamment en France, où en 2018 par exemple, le contribuable moyen a versé près de 50% de ses revenus à l’État, tandis que les milliardaires n’en ont versé que 26 %.


C’est la double peine pour nous tous : nous cotisons plus, nous recevons pourtant de moins en moins – cet argent finissant toujours un peu plus dans les poches du privé -, et peu importe où vous regardez, il y a un désinvestissement généralisé dans les services publics, soumis à des coupes budgétaires en continu.

A l’image d’une canalisation d’eau potable (le secteur public) censée abreuver tout un village, le secteur privé s’évertue à la perforer de partout pour lui soutirer un maximum. Cette eau qui s’accumule aux mauvais endroits finit par être de plus en plus mal distribuée – distribution déterminée par la volonté de quelques uns -, constituant un cout d’opportunité augmentant de façon exponentielle.

Et la question qui se pose ici dans un premier temps n’est pas tant de savoir si ces profits et ces taux de taxation sont mérités ou non, mais plutôt de comprendre les conséquences de la croissance de ces inégalités et de la croissance économique infinie sur nos sociétés.

La question de la perception est d’ailleurs centrale concernant les inégalités (tant chez les plus riches que chez les plus pauvres), et nous y reviendrons dans la partie axée cognition de cette série.


Toujours est-il que les plus riches continuent ainsi à maximiser leurs profits et ceux de leurs actionnaires au détriment de la population (et du vivant, et d’eux-mêmes donc), tout en balançant quelques miettes dans une façade philanthropique majoritairement défiscalisée (et donc bénéfique financièrement et réputationnellement parlant, mais pour eux uniquement).

Le simple financement de la transition écologique (ou de toute autre activité à valeur sociale ou environnementale) en devient tout bonnement impossible tant qu’il n’y aura pas de meilleure redistribution des richesses. L’entièreté de la société, politiques compris, est soumise à la volonté du capital.

Qu’on le veuille ou non, nous sommes en grande majorité des marionnettes, agitées par les fils invisibles du capital privatisé, coincés pour la plupart dans des bullshits jobs sans aucune utilité sociale ni environnementale.

Trop rares sont ceux qui arrivent à faire quelque chose d’utile socialement parlant, si ce n’est dans leur temps libre. Il est strictement impossible de contre-balancer efficacement ces dynamiques exponentielles d’accroissement des inégalités sans changement radical d’un point de vue économique. Il se trouve que pour opérer ce changement-là, cela passera avant tout par un changement social, notamment de la part des détenteurs du capital.


Mais les ultra-riches sont-ils vraiment « mauvais » ?

Au vu de la situation, il serait évidemment tentant mais tout aussi fallacieux de dire que les plus riches sont de mauvaises personnes – je ne le pense pas et c’est d’ailleurs statistiquement peu probable quand on regarde la distribution des types de personnes au sein de la population. Comme le dirait Kahneman, ne négligeons pas les taux de base.

Il n’empêche que la situation est grotesque et il sera donc particulièrement intéressant de voir l’impact psychologique que ces situations de richesse par exemple (ainsi que d’autres facteurs) peuvent avoir sur nos personnes.

Autrement dit, étant avant tout des êtres de contexte, à quel point ces situations influencent-elles nos prises de décisions ? Peut-on légitimement avancer que nous ferions mieux que les plus riches si nous étions à leur place ? Et s’il y a effectivement des impacts néfastes liés à la situation, que peut-on faire pour rétablir un contexte qui pousse vers des décisions rétablissant (réellement) une stabilité sociale et écologique ?


Croissance infinie dans un monde fini : vers quoi tendons-nous ?

Bien évidemment, cette croissance infinie dans un monde avec des ressources finies reste un non-sens écologique – et cela fait déjà plus de 50 ans que nous le savons -, alors que les prévisions modélisées dans le rapport Meadows se voient désormais confirmées par différents papiers empiriques (en 2008, 2014 et plus récemment en 2020).

Nous vidons nos ressources plus vite qu’elles ne se régénèrent, nous les transformons en déchets et cette pollution s’accumule, causant toujours plus de problèmes (à l’image des PFAS ou des pesticides par exemple), et tout cela de façon exponentielle (ce qui est le propre de la croissance infinie – ça va très lentement au début, et puis ça s’accélère de façon drastique en un coup).

Un des scénarios modélisé par Meadows & Randers dans « Les limites à la croissance » (1972). On y voit l’accumulation des pollutions, l’effondrement des ressources, du bien-être et de la population. Basé sur des données empiriques de 2020, celui-ci correspond à un des deux scénarios avec lesquels nous sommes les plus alignés. 


Une croissance infinie dans un monde fini est en effet impossible, ou de façon plus imagée si Usain Bolt se met à sprinter et à accélérer de façon infinie non pas sur un sprint de 200m mais sur un ultra-trail de 160km, il n’arrivera jamais au bout.

Encore pire s’il ingurgite dès le début toutes les ressources des ravitos présents sur l’entièreté du parcours, ainsi qu’un maximum de produits dopants (pesticides et engrais azotés) sans tenir compte de la santé de ses organes vitaux.

Pourtant c’est exactement ce que nous exigeons des ressources naturelles et de nos sociétés en continuant à augmenter la taille de l’économie de façon inégale tout en consommant tout le plus vite possible sans tenir compte des impacts.

Aujourd’hui, le maintien de cette politique de croissance dans nos pays déjà développés (Usain Bolt qui dépasse sa vitesse de pointe), au-delà d’être inefficace au vu des inégalités, cause plus de couts que de bénéfices (tant sociaux qu’environnementaux) chez nous et surtout dans les pays moins développés.

Ces derniers sont victimes d’un pillage de leurs ressources (valorisées chez nous) qui servent à alimenter notre confort et nos modes de vie – qui ont les conséquences les plus néfastes chez eux (le changement climatique pour ne citer que ça).

Le PIB comme seul indicateur de santé de l’économie… Une bonne idée ?

Nous ne regardons malheureusement l’état de notre économie qu’au travers du PIB comme seul indicateur de santé (aka la vitesse d’Usain Bolt). Nous n’y voyons ainsi que les bénéfices, sans ses couts sociaux et environnementaux.

De façon complémentaire, nous ne comptabilisons et ne valorisons pas non plus toutes les activités non (ou moins)-lucratives qui elles génèrent pourtant bien des bénéfices sociaux et environnementaux (des externalités positives) mais pas de PIB (le social, les bienfaits prodigués par le vivant,…).

Le biais de confirmation nous fait par ailleurs voir ce que nous voulons voir, c’est-à-dire pour ceux qui maintiennent le statu quo, potentiellement la nécessité de la croissance tant pour maintenir le système en place que pour l’améliorer. (nous reviendrons là-dessus plus tard)

Et si on rendait la croissance verte ? Plus d’innovations, moins de déchets,… Génial ça non ?

Le mythe de la croissance verte – auquel de nombreux économistes et politiques s’évertuent à croire depuis 50 ans (qui peut d’ailleurs être vu comme une bonne illustration du biais de confirmation) -, a par ailleurs également été réfuté : le découplage entre croissance économique et empreinte écologique ne s’est jamais matérialisé à une échelle suffisante et apparait désormais comme étant très peu probable à l’avenir.

Comme le dit Timothée Parrique dans certaines de ses interventions, imaginez faire un régime dans lequel vous vous fixez comme objectif de maigrir… tout en mangeant toujours plus chaque jour (croissance infinie) : pour cela vous remplacez vos sources d’alimentation, vous misez sur le progrès et l’innovation et vous réussissez finalement à perdre 20 grammes sur 10 ans.

Ce sera effectivement un découplage absolu (croissance de la quantité de nourriture dans un sens et décroissance du poids dans l’autre), mais c’est surtout une stratégie absurde – surtout si vous êtes si obèse et avec des organes en si mauvais état que vous en êtes à deux doigts de mourir. Dans ce cas-là, vous n’avez pas 10 ans devant vous, et vous devez faire bien mieux que 20 grammes.

On s’obligerait à devoir fournir toujours plus d’efforts pour améliorer la qualité de la nourriture et accélérer son traitement, on s’évertuerait à littéralement modifier génétiquement notre organisme et nos aliments, tout en négligeant tous les effets néfastes encore inconnus (on ignore notre ignorance)… alors qu’on peut parfaitement s’éviter ça.

Ce sera donc évidemment autrement moins efficace que d’organiser son régime en mangeant d’abord beaucoup moins, ensuite en stabilisant les quantités, ainsi qu’en remplaçant les produits toxiques par des produits sains, tout en garantissant le fonctionnement de tous les organes vitaux durant ce processus.

Mais en sachant qu’il faut quand même faire mieux, un problème sera cependant de se demander quels secteurs doivent quand même croître ? Qu’identifions-nous comme étant nécessaires ? Et dans ce sens, comment notre perception et les situations dans lesquelles nous nous trouvons dictent-elles ces priorités ?

« La croissance verte est une fable d’économistes sans fondations théoriques et sans preuves empiriques. »

Timothée Parrique


« Mais la croissance permet de favoriser le développement et d’enrichir les (pays) pauvres !« 

Cette théorie du « ruissellement », selon laquelle les richesses ruissellent des riches vers les pauvres et justifie ainsi d’un soit-disant besoin de croissance économique, n’a également aucun fondement scientifique. Les données empiriques mentionnées ci-dessus nous indiquent que nous sommes dans un scénario de croissance exclusive – où les propriétaires du capital s’enrichissent plus vite que les salariés, augmentant les inégalités.

Et comme nous avons pu le voir plus haut, cela se fait également au détriment des pouvoirs publics dans les pays riches, qui s’appauvrissent.

En effet, les inégalités les plus marquantes ne sont d’ailleurs pas tant au niveau des salaires (bien qu’elles soient déjà absolument terrifiantes) mais surtout au niveau des revenus et du patrimoine : les auteurs de ce papier indiquent par exemple qu’en France, la croissance des inégalités se fait par la possession de « biens productifs ».

On pourrait en effet penser que le progrès et l’innovation nous permettent d’augmenter notre qualité de vie et celle des autres aussi par après. Cependant lorsque notre développement cause le changement climatique et la perte de biodiversité (pour ne citer que ça), il est logique qu’à un certain stade on commence à en souffrir.

Car là aussi il y a des inégalités qui se matérialisent : ce sont ceux qui sont le moins responsables de ces dérives (les pays et populations les plus pauvres et les moins émettrices de CO2 notamment) qui en sont aussi les plus grandes victimes.


Le rapport sur les inégalités climatiques publié en 2023 nous montre ainsi les inégalités globales liées aux émissions de CO2 (voir graphe ci-dessous) : les pays les plus riches détiennent la majeure partie du capital, émettent le plus (les 10% les plus riches émettent près de la moitié des émissions de gaz à effet de serre dans le monde), mais ne souffrent que très peu. Pour les pays pauvres, c’est évidemment l’inverse.

Source : Le rapport sur les inégalités climatiques, 2023


On pourrait se représenter ça de la façon suivante : imaginez qu’à chaque fois que vous fumiez une cigarette, la fumée aille dans une salle fermée contenant uniquement les personnes les plus pauvres, et qu’en plus de ça, que tous les dégâts sur vos poumons soient directement transférés chez eux. Pas de cancer pour vous.

Encore mieux, ce sont ces personnes-là qui fabriquent vos cigarettes, pratiquement gratuitement, et la salle étant occultée, vous ne les voyez donc pas souffrir. C’est certain qu’à ce moment-là, la cigarette ça devient génial et on en fume de plus en plus.

Mais le progrès a quand même du bon non ? Si l’on regarde maintenant la figure A du graphique suivant, issu de ce rapport publié en 2022 sur les victimes des catastrophes naturelles dans le monde, vous verrez en effet que le nombre de morts de ces catastrophes dans le monde a fortement diminué depuis 1900.

Seulement, si vous excluez les 50 pays les plus développés (figure B), et bien vous verrez que celui-ci est en réalité en très nette augmentation (et cela ne fera fort probablement qu’augmenter à l’avenir compte tenu des différents rapports du GIEC notamment).

Le progrès et le maintien de la croissance dans nos pays ont un cout qui se compte en vies – tant humaines que non-humaines. La richesse ne ruisselle que dans un seul sens (le mauvais), et les seules autres augmentations que cela cause ce sont les inégalités et les couts associés.

Source: CRED. 2022 Disasters in numbers


Quelles sont les conséquences de la croissance des inégalités d’un point de vue du fonctionnement de la société ?

Non seulement d’un point de vue économique (comme indiqué ci-dessus) mais également d’un point de vue social, au plus des inégalités se matérialisent, au moins une société est soutenable. Voici un passage du livre de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle sur le sujet de l’entraide :

« Les comportements immoraux et antisociaux des classes supérieures n’apparaissent de manière significative que lorsque les niveaux d’inégalité sont très élevés (Côté et al., 2015).

Dans ce cas, et lorsque les inégalités deviennent visibles pour tous (comme c’est le cas dans les sociétés modernes), le fossé entre les classes devient toxique. Il mine les sentiments de confiance et d’équité, ainsi que la membrane du groupe.

Pire : plus il y a d’écarts entre classes, plus les individus aisés ont tendance à se refermer sur eux-mêmes, et plus les classes aisées s’isolent des classes inférieures (et, malheureusement, plus elles accaparent le pouvoir).

Le résultat? Un désinvestissement général et une baisse du niveau global de richesse du groupe. À grande échelle, cette spirale infernale des inégalités devient un facteur aggravant de l’effondrement d’une civilisation (Motesharrei et al., 2014).« 

« L’entraide l’autre loi de la jungle » (Servigne & Chapelle, 2019)


Au vu de ces informations, on commence à comprendre qu’un appauvrissement généralisé des pouvoirs publics au détriment de la sphère privée (ainsi que des pays pauvres au détriment des pays riches), combiné au fait que ce sont les personnes issues de ces mêmes classes sociales ultra-privilégiées qui arrivent eux-mêmes à la tête des états, cela pourra difficilement contribuer à des décisions vertueuses venant de ceux qui en ont aujourd’hui les moyens.

La croissance des inégalités, donnant toujours plus de pouvoir aux « déjà-riches », nous contraint par ailleurs à travailler toujours plus pour eux et leur vision, et érode ainsi de plus en plus vite le processus démocratique.

Et on peut donc légitimement se demander : la société souffrirait-elle vraiment sans croissance ? Aurait-on par exemple du mal à payer les retraites ou à financer les services publics ? Le pouvoir d’achat diminuerait-il réellement ? Autrement dit, qui souffrirait réellement sans croissance ?!

Ce genre d’arguments selon lesquels la décroissance serait néfaste sont largement déconstruits dans la thèse et le livre de Timothée Parrique mentionné plus haut. Nous n’avons pas besoin de plus de croissance économique pour fonctionner, mais bien d’une économie plus redistributive et qui intègre les aspects environnementaux et sociaux.

Tout comme nous n’avons pas besoin d’un Usain Bolt qui sprint du début à la fin sur un ultra-trail mais plutôt d’un Kilian Jornet qui va ménager ses efforts, avec une gestion anticipée des ressources à sa disposition tout au long du parcours. Une économie qui s’écroule toutes les X années, avec à chaque fois pour victimes les plus précaires et un enrichissement des plus riches (à l’image du COVID), cela n’a pas de sens.

Dans une économie saine, nous ne devrions donc pas avoir à être constamment aux aguets pour savoir si celle-ci risque de s’écrouler ou non (à l’image de notre obsession pour les marchés financiers et le taux de croissance du PIB).

Le concept d’une économie de la décroissance organisée, centrée autour du bien-être, des besoins sociaux et environnementaux pour tendre vers une économie de post-croissance en adéquation avec les ressources et le vivant apparait plus que jamais comme étant une option viable, voire une nécessité.

Le concept est d’ailleurs mentionné à plusieurs reprises dans différents rapports du GIEC, comme indiqué dans cet article paru dans le journal Nature.


Plus concrètement, c’est quoi la décroissance ?


En référence au (chapitre 6 du) livre de Timothée Parrique, et basé sur ce domaine d’études grandissant depuis plus de 60 ans, la décroissance n’est pas une crise, ni une récession, mais bien un processus planifié de façon à éviter les dites crises et visant à garantir une qualité de vie suffisante pour tous (et surtout les plus précaires) en réduisant les inégalités, tout en tenant compte des contraintes environnementales (en gros, adopter un régime efficace pour éviter une amputation).

Entrer en décroissance, cela signifie :

« Réduire la production et la consommation pour alléger l’empreinte écologique de manière démocratiquement planifiée, dans un esprit de justice sociale, et dans le souci du bien-être. »

Timothée Parrique, dans Ralentir ou Périr

Il s’agit donc là de viser à diminuer la taille de l’économie tout en redistribuant les richesses de façon équitable (richesses d’ailleurs présentes en suffisance dans un pays comme la France), permettant de garantir des services nécessaires – tels que l’éducation, la santé, la sécurité sociale,… – et en investissant moins dans des services et infrastructures qui n’apportent pas ou peu de bénéfices à la société et au vivant dans leur globalité.

En 2021 (source via Timothée Parrique), près de 8 Français sur 10 (75%) sont d’ailleurs d’accord avec l’affirmation selon laquelle l’économie « L’économie devrait prioriser la santé et le bien-être des gens et de la nature plutôt que de se concentrer uniquement sur les profits et l’augmentation de la richesse ». C’est là tout l’objectif de ce processus soutenu par une majorité de la population.

Ce champ d’études comprend aujourd’hui des centaines de mesures possibles qui ne demandent qu’à être implémentées, afin d’organiser une transition économique, écologique et sociale soutenable.

Nous devons faire ralentir Usain Bolt de façon très urgente et tenter coute que coute de le transformer en une forme de Kilian Jornet. Mais au vu de son état de santé actuel cela ne se fera pas sans accuser certaines pertes (du temps sur l’ultra-trail par exemple, ou des profits pour nous).

Le problème est évidemment que pour toute innovation a visée sociale ou environnementale, les financeurs (privés) continuent à exiger des rendements financiers. On ne peut malheureusement pas prendre le beurre (l’amélioration de l’environnement et de la société), l’argent du beurre (les profits financiers), le sourire de la crémière, ainsi que ses reins pour les revendre au prix fort en les remplaçant par des dialyses (les forêts pour en faire des plantations de monocultures par exemple).

« Mais comment matérialiser de telles dynamiques de coopération qui impliqueraient de redonner une majeure partie des acquis financiers sans attendre de profits ?! », cette question sera centrale dans la partie qui suit, et nous verrons des freins et leviers potentiels à sa matérialisation.

Au-delà de cette introduction, si vous souhaitez aller plus loin sur ce sujet de la décroissance, voici une liste de recommandations de lecture (merci Timothée Parrique). Plongeons-nous maintenant dans l’axe cognitif de ce changement de modèle économique.


Décroissance : comment y arriver ?


Maintenant que nous avons une bonne idée de ce que la décroissance représente, il s’agit de comprendre pourquoi nous maintenons un système aussi néfaste, de voir comment rendre cette décroissance acceptable, et il faut donc se pencher plus sérieusement sur les conditions à son acceptabilité, les freins rencontrés à son émergence, d’où l’intérêt des sciences cognitives et notamment de la psychologie comme angle d’approche.

Pour réussir à matérialiser l’émergence d’une économie alternative souhaitable telle que la décroissance, il est également impératif d’être capable d’anticiper tous les problèmes possibles, qui empêcheraient tant son émergence que son fonctionnement stable, et surtout sur le court terme.

A nouveau, pour cela il est impératif de prendre en compte nos mécanismes comportementaux – tant individuels que collectifs -, pour identifier en quoi ceux-ci peuvent générer des problèmes dans l’identification même de potentiels freins (voir cet article sur ce sujet).

Comme une équipe de la NASA, notre objectif n’est pas seulement de faire décoller une fusée, mais bien de la faire atterrir sur la Lune, ainsi que de la faire revenir avec tous les membres de l’équipage vivants, et ce sans l’avoir jamais réalisé auparavant.

Une question que l’on pourra se poser est donc de savoir comment matérialiser un contexte dans lequel, sans expérience préalable, on arrive à faire en sorte que les différentes équipes en charge anticipent les risques et problèmes encore inconnus et réussissent à les éviter.

Et donc, que se passerait-il réellement sans croissance ?!

Concrètement parlant, et au vu des chiffres ci-dessus (et des arguments issus des différentes références mentionnées), s’il n’y a plus de croissance, toutes choses égales par ailleurs (autrement dit on suppose qu’il n’y aurait pas d’autre changement ni impact), ceux qui en souffriraient le plus seraient ceux qui en bénéficient le plus aujourd’hui, donc les plus riches (qui en ont aussi le moins besoin, ce qui tombe plutôt bien).

Donc concrètement, on peut supposer qu’il n’y aurait pas vraiment de problème pour la société et les personnes les plus à risque ?! Seulement, ce « et toutes choses égales par ailleurs » ne s’applique pas si bien que ça, notamment pour des raisons psychologiques que nous allons explorer dans cette série.

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